Le plus extraordinaire, c’est qu’elle soit venue me le raconter un mois plus tard ; c’est ça le plus étonnant. Me dire comment ça avait changé sa vie, celle d’une étudiante étrangère un peu perdue dans la grande ville et qui sonne timidement un matin à la grille de notre maison, rue de la Providence à Toulouse-Guilhemery, un quartier ruisselant de soleil, un matin, dans la rue étroite avec ses muriers-platanes, ses albizias et ses pavillons anciens.
Quelques temps auparavant, je roulais au long du canal du Midi, au pont des Demoiselles. Un gars sur le trottoir, pas jeune, a tendu le pouce à mon passage. Je m’arrête et le prends. Au bout de deux minutes, il me déroule le grand classique : je suis son sauveur, il a besoin de sous, il n’a qu'un bijou à échanger, un anneau en or, il viendra le reprendre dans quelques jours… C’est la première fois que je vis cette situation : je crois le gars sincère et lui en propose 200 francs (oui, c’en était encore).
Rentré chez nous, je range l’anneau dans un petit coffret de bois contenant quelques préciosités à moi : une améthyste et une aigue-marine rapportées du Brésil, un éclat de météorite qu’un oncle m’a donné, un silex taillé pour de vrai, des quartz fumés ramassés en Savoie, des petits trésors, quoi, réunis pour ne pas être perdus.
Les jours passent et sonne un matin la cloche de la grille. Notre petit Némo en babygro ouvre la porte d’entrée sur le perron. Je m’encastre à sa suite dans l’embrasure et découvre une jeune femme postée sur le trottoir, un gâteau à la main. Vous savez de ces horribles gâteaux industriels, brioche ronde garnie de pâte à sucre, sous plastique et dans son moule en alu, blé OGM, beurre rance aux huiles russes coupées de vidange, jaune d’œufs chinois en poudre au Fipronil ou pire…
C’est une très belle jeune fille dans la douce lumière du matin, au visage fin et aux yeux éclatants, d’allure iranienne ou pakistanaise. Elle se tient très digne, vêtue comme une lycéenne des temps anciens, jupe longue, chemisier blanc, souliers plats. Avec une voix douce au fort accent et d’une grâce si présente qu’elle vous capte sans détour, la jeune femme explique poliment “je suis étudiante et je vends pour payer université… voulez-vous un gâteau s’il vous plait ?”
La jeune femme a été déposée au lever du jour au bout de la rue par une sorte de commerçant-maquereau, comme d’autres étudiantes en mal de ressources pour payer leurs études, avec pour charge d’écumer les rues, de faire le trottoir, maison par maison, et de vendre ces brioches empilées dans des cartons. Le commerçant-maquereau tourne en camionnette dans les rues, de vendeuse en vendeuse pour les ravitailler, et il empoche le fric au fur et à mesure.
Je lui explique que je ne veux pas de ce gâteau-là, hélas pour elle mais mieux pour ma santé. Et je lui pose trois ou quatre questions par sympathie. Elle semble gênée, sans doute a-t-elle reçu des consignes. Pourtant, anodinement, en peu de phrases, j’en apprends un peu sur elle : son pays, le Pakistan, sa famille, son choix de partir loin pour étudier, son étonnement au regard de notre façon de vivre et d’être. J’ai voyagé aussi et, sur certains plans, je peux me mettre à sa place. Mes questions l’interpellent et elle y répond, toujours avec son accent et un vocabulaire hésitant. Elle s’appelle Ayesha.
Elle ne peut évidemment rester papoter bien longtemps. Il me vient une idée, en un éclair : je vais lui donner la bague en or qui dort dans le coffret de bois. Je n’ai pas d’argent à donner à Ayesha et ce n’est pas ce qu’elle demande non plus. D’un autre côté, je ne veux pas la laisser repartir bredouille. La bague, c’est peut-être beaucoup mais bon… Un petit jour de chance pour elle. Je lui demande de m’attendre un instant et je file chercher le bijou.
En lui remettant l’anneau d’or, je la vois rougir de confusion sous sa peau cuivrée. Son regard profond encadré de longs cils noirs est encore plus intimidé. Elle porte un foulard bleu dont quelques cheveux noirs lustrés dépassent par boucles. Je lui dis : “Je vous donne cette bague parce que j’espère qu’elle va vous aider plus qu’un peu d’argent. Je vous conseille de la porter chez un bijoutier pour en tirer le maximum et non pas de la revendre dans la rue. Je ne sais pas combien elle vaut, mais dans votre situation, le mieux est d’aller chez un bijoutier.”
Ce qu’elle fit et ce pourquoi elle revint me remercier quelques temps plus tard. En effet, la chance a joué et lorsqu’elle a pénétré la bijouterie, le patron, tout comme moi, a remarqué la grâce de cette étudiante orientale, sa finesse et son charme. Et, au lieu de lui racheter l’anneau, il lui a proposé une place de vendeuse. Dans ces métiers, l’apparence féminine et raffinée des vendeuses est la base du succès d’une boutique. Ayesha avait trouvé un boulot qui lui correspondait trop bien, au centre-ville qui lui rendait la vie plus facile, un emploi régulier, capable de l’assurer de la réussite de ses études.
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